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Exposition construit / déconstruit (entretien avec Julia Keitel)Du construit au déconstruit (Louis Gracian)Philippe de Murel au centre d'art contemporain de Rouen (L.D.)Études gothiques (Jean Claude Kahn)Les contes gothiques de Philippe de Murel (Roger Balavoine) vide et plein ( Jean Claude Kahn ) exposition Turbulences ( deuxième entretien avec Julia Keitel )

Entretien avec Julia Keitel

(Exposition construit / déconstruit)

Julia Keitel

Comment passe-t-on d’un travail « construit » à un travail « déconstruit »?

Philippe de Murel

D’un point de vue idéologique ce n’est évidemment pas tout a fait la même chose, même si les premiers architectes « déconstructivistes » (en particulier Zaha Hadid) se réfèrent clairement à Malevitch. Mais, sur le plan du « faire », on peut considérer que le « déconstruit « n’est qu’une forme plus complexe et plus sophistiquée de « construit ». Passer de l’un à l’autre est possible, c’est affaire de contexte. Ce qui n’était pas envisageable il y a quelques années (pas « pensable »), l’est aujourd’hui. Le « déconstruit » est le langage d’un monde qui vacille.

J.K

La question est alors moins du passage de l’un à l’autre que de la confrontation des deux.

P.M

C’est bien vu et pour répondre à cette vaste question je ne peux m’empêcher de penser à « La naissance de la tragédie » où Nietzsche forge les concepts d’ « apollinien » et de « dionysiaque ». Ces outils conceptuels vont lui permettre d’approcher et de comprendre certains aspects de la complexité d’une culture (grecque) à un moment donné (le Ve siècle) à travers les antagonismes qui la traversent. L’analyse qu’il en fait est vertigineuse, même si on ne partage pas les conclusions qu’il en tire. Une grande leçon qui donne à réfléchir.. Mais, chaque époque a sa complexité propre… Aujourd’hui nous savons que l’Histoire n’est pas linéaire, qu’il y a des « plis » dans le temps…

J.K

Alors, rentrons dans un de ces « plis » et revenons à l’ « architecture déconstruite » puisque vous faites clairement référence à elle.

P.M

En effet, de quoi parlons nous? L’exposition du Moma de New-York, intitulée « déconstructivist architecture » (commissaires : Philip Johnson et Marc Wigley) date de 1988. C’est à ce moment là une « architecture de papier », c’est à dire une architecture sans aucune réalisation, aux dires mêmes de Zaha Hadid. J’ai découvert cette architecture, comme tout le monde, devant les réalisations, précisément en voyant le musée Guggenheim de Bilbao (Franck Gehry architecte). Je me suis demandé alors comment on pouvait encore continuer à utiliser un système Euclidien intact, comme le faisaient les « Minimalistes », à la fin des années 60. Les « déconstructivistes » m’apparaissaient comme beaucoup plus critiques, la complexité de leur architecture faisant écho à la complexité du monde dans lequel nous vivons. Il y a aussi ce paradoxe (provocation?) dans les termes, puisque un architecte est un bâtisseur. Mais le paradoxe n’est qu’apparent puisque ce qui est « déconstruit » , en réalité, c’est le langage architectural dominant. Ce qui est mis à mal c’est l’omniprésence de la verticale , de l’horizontale, de l’angle droit, des alignements…e.t.c… Bref, avec le « déconstructivisme », c’est tout un système qui est remis en question: « l’idée est de ne pas avoir d’angles à 90°. Au commencement était la diagonale. La diagonale vient de l’idée de l’explosion qui « re-forme » l’espace. Ce fut une découverte importante. » (Zaha Hadid).

J.K.

Mais votre langage à vous est plutôt minimaliste? Votre travail est, le plus souvent, et depuis longtemps, un travail dont l’économie de moyens est une dimension essentielle ?

P.M.

Je n’utilise pas le terme « minimalisme » qui, aujourd’hui, ne veut plus rien dire. Je parle plutôt, en effet, d’ économie de moyens. Lorsque j’ai réalisé une première structure dans cet esprit, encore étudiant aux Beaux-Arts, je me sentais plutôt proche de Marcelle Kahn ou de Sophie Taeuber, du travail du jeune Japonais Ado Sato ou encore de l’architecture du « style international ». Mais c’est surtout la fulgurance de l’œuvre de Webern, à la fois concise, toute en retenue, et d’une incroyable richesse, qui a marqué, de façon durable, mon imaginaire. Ce que vous appelez mon « minimalisme » vient d’un moment où ma culture ( en train de se faire ) était presque exclusivement musicale.

louis-gracian

Philippe de Murel au centre d’art contemporain de Rouen

(extrait)

Les « études gothiques » de cet artiste présenté par Serge Perkowsky, assument à la fois une fonction picturale très élaborée où même le collage prend une place essentielle et nécessaire, avec une expression spirituelle approfondie et épurée de tous clichés traditionnels. En œuvre vaste et lumineuse où la lumière suggérée du vitrail anime des fonds d’une remarquable diversité, Philippe de Murel lance de belles structures d’un ogival très pur, dont l’unité échappe à la rigueur par le choix des couleurs et des élans.
C’est intéressant tout d’abord, et de plus en plus passionnant à découvrir tant y surgissent l’harmonie et l’ équilibre
L.D.

Philippe de Murel

« Études gothiques »

L’ordre est un déchirement. Le trait premier sur la toile à la fois institue une forme et sectionne l’espace du plan sur lequel il a été inscrit. Le plus souvent, la multiplication des traits, jusqu’à ce que le peintre ait décidé que son œuvre est achevée, fait, comme l’histoire, oublier l’instant tragique de son commencement, c’est à dire de la coupure fondatrice par quoi la chose peinte s’exclut de la pluralité des latences et de la fécondité infinie de l’avant – peindre.

Chez Philippe de Murel , l’élaboration progressive du tableau n’efface jamais cet instant. Au contraire l’architecture de l’œuvre multiplie la rupture initiale ; l’illusion du naturel, ou d’un ordre allant de soi ne peut s’y trouver un motif. C’est que l’arbitraire de l’acte de créer n’y est dissimulé par rien. la référence constante du peintre à l’art gothique s’explique déjà à ce niveau : le gothique, lui aussi -lui d’abord- n’épouse pas le paysage, ne se marie pas à l’espace : il le déchire, affirmant à la fois son altérité et son harmonie propre face à lui.

Cette coupure maintenue d’avec le donné du monde n’est autre ,dans l’art de Philippe de Murel comme dans le gothique ,que celle qu’opère le langage L’abstraction du signe ,son arbitraire, substituent le pensé au spontané, au naturel. Les formes, les couleurs, ont perdu la beauté immédiatement donnée telle ,par exemple, qu’un paysage peut nous la livrer.

Le long détour d’une pensée formelle, la mise en place d’une logique la restituent, métabolisant notre plaisir esthétique -fait de reconnaissance du déjà aimé- en découverte de géométries capables de correspondre à ce que notre intelligence attend: une polysémie, la plus vaste possible du jeu de formes le plus simple possible. Ce qu’en mathématiques on nomme l’élégance, en poésie la justesse.

…Ici, la démarche qui se découvre est celle de notre propre modernité, dialogue de l’ordre et du chaos, ou l’artiste comme le savant, perdue l’illusion du « réel « , sont condamnés à réinventer l’univers.

Jean Claude Kahn

Les contes gothiques de Philippe de Murel

(extrait)

Entre les « Méridionales  » et les  » Études gothiques  » Philippe de Murel a entrepris une double exploration thématique.

[…]

Pour les  » Études gothiques », le processus part de l’élan, de la voûte, même transcrite. Le peintre qui travaille tantôt sur toile, tantôt sur papier, amène le spectateur à chercher la cohérence parce qu’il l’a sinon masquée, du moins canalisée à travers ses traits rapides et ses triangulations ouvertes sur l’inachèvement. Il capte la poussée gothique, l’élan fou, et lui offre le silence de l’austérité.

[…]

De Murel utilise alors des vitraux invisibles, des nefs brisées, des éclaircies inattendues dans un ensemble à la logique perturbée par la poésie qui ne répond, elle, à aucune loi préétablie. Nul désordre, pourtant : la peinture reste stable dans son évidence, construite dans son esprit. Mais l’esprit a bougé : un vent inventif a changé l’ordonnance…comme s’il s’agissait de contes gothiques pour une folie bien tempérée.

Roger Balavoine

Vide et plein

( jean Claude Kahn )

Vide et plein : ces concepts déjà ordonnateurs de la peinture chinoise peuvent s’appliquer, mais à de tout autres fins, à l’art gothique d’abord, à l’œuvre de Philippe de Murel sous nos yeux. Art ne s’inscrivant plus dans la nature, mais s’en rendant étranger en se faisant langage, le gothique s’est contraint à se donner des lois neuves fondatrice de beauté. Chez Philippe de Murel, c’est aussi une logique qui est à l’œuvre, architecture qui met en présence deux types d’espaces hétérogènes : l’un discontinu et segmenté, qui manifeste l’ordre à la fois comme mort, arrachement au Tout heureux du monde, loi tranchante ; l’autre au contraire étant celui de la plénitude de la matière, esquisses délicates fondues dans les densités de la couleur.
L’histoire des œuvres ici exposées est celle du rapport de ces deux espaces symboliques, des permutations de leur hiérarchie, des interpénétrations qui tour à tour animent et rendent menaçant; et ce n’est pas la moindre des forces de cette peinture que de nous rendre présents, par son langage, aux angoisses et aux audaces de notre propre modernité.

Jean Claude Kahn

Deuxième entretien avec Julia keitel

Exposition « Turbulences »

Deuxième entretien avec Julia Keitel

(octobre 2015)
Julia Keitel
Lors de notre précédente rencontre l’exposition  » construit/déconstruit  » était en chantier .Elle montrait les incidences de l’architecture  » déconstruite », découverte à la fin des années 90, sur votre travail. Celui ci tendait, dès les premières structures, vers une rigueur, une pureté de formes et une économie de moyens qui se trouvaient ainsi quelque peu bousculés par la réflexion théorique et les réalisations des premiers architectes de ce mouvement.
Philippe de Murel
Cette précision est importante. En effet les débuts de l’architecture  » déconstruite » sont largement théoriques, les réalisations suivront, surtout après l’exposition du Moma de New York (1988). Ce qui est intéressant alors c ‘est la remise en question d’un système qui dans sa dérive est devenu hégémonique et amplement normatif, dominant toute la deuxième moitié du XX siècle .Trop souvent l’architecture se résume alors en sa propre caricature : des cubes, puis des cubes dans des cubes, puis des empilements de cubes, puis des barres de cubes, puis des dispersions anarchiques de cubes…etc….( bien sûr il ne faut oublier ni l’architecture organique, ni les recherches prospectives, ni les visionnaires comme Parent ou Kiesler,( pour ne citer que ceux là ); Critique à ses débuts, le « déconstruit » a malheureusement vite basculé dans l’hyper construit, un système où le spectaculaire est au service d’un capitalisme financier toujours avide de symboles et de signes extérieurs de puissance. L’architecte, devenu star, y perd son âme en ne reculant devant aucun excès, au risque du non sens et de la mégalomanie. ( A ce moment là les premiers déconstructivistes ont déjà quitté le navire : Zaha hadid explore le tout fluide, Franck Gerry sculpte une architecture en apesanteur, non dépourvue de poésie. Daniel Libeskind, Rem Koolhas, Peter Eisenman, Bernard Tschumi conserveront une exigence et une inventivité sans compromis.
J.K
Vous gardez ainsi une distance critique par rapport à un système qui, à son tour, perd de vue ses intentions premières, néanmoins votre travail n’en a pas fini pour autant de traverser des zones de « turbulences ». L’ensemble sur lequel vous travaillez en ce moment sera montré bientôt sous ce titre.

P.M.
Le monde dans lequel nous vivons n’en a pas fini non plus d’être profondément secoué et les choses sont ici bien plus graves . L’état de cette planète que nous habitons est désolant. Or nous ne sommes pas tout à fait imperméables et nous ne pouvons que faire ce constat : l’empreinte laissée en nous par cette situation est agissante, un certain idéalisme, celui de notre pente naturelle, n’est plus de saison. Pour combien de temps encore?
J.K
A propos de l’une des  » Grandes figures déconstruites  » un ami plasticien vous faisait, il y a quelque temps, cette remarque :  » tu pourrais présenter cette structure à l’envers  » ( dos face au spectateur). Cette suggestion, repensée, va générer l’idée des recto verso simultanés.
P.M
Cette idée n’était pas utilisable en l’ état : un simple artifice sans justification possible. .Elle me semblait pourtant contenir une part de vérité : la partie ordinairement non visible de cette structure, de par la complexité de mise en place de sa  » charpente  » , pouvait présenter quelque intérêt. Pourquoi ne pas la faire coexister avec la partie visible ? L’orientation du travail se porterait alors sur la synthèse à opérer entre l’avant et l’arrière en révélant une partie de cet espace qui ne peut se découvrir qu’en retournant la structure. Dès lors cela va prendre du sens en fonctionnant comme une métaphore. Le verso, cet envers du décor, ce  » dessous des cartes  » , c’est comme les coulisses d’un spectacle théâtral : ce qui s’y passe est essentiel et conditionne le reste. Littéralement il s’agira de faire remonter le fond à la surface, révéler cette part secrète du travail d’atelier.
J.K
Dans plusieurs de vos réalisations vous interposez entre le spectateur et vos structures, toujours en volumes, une grille au maillage serré, sorte de tamis métallique qui filtre l’image .
P.M
Je me suis rendu compte que ce que l’on voyait ainsi ,par la médiation de ce dispositif, avait quelque chose à voir avec une image projetée. Cette grille semble déréaliser ce qu’elle filtre . pour résumer : tout se passe alors comme si la structure (derrière la grille ) était une » réalité  » dont ce que nous en percevons (à travers la grille ) ne serait que l’image, cette « réalité  » ayant perdu au passage une partie de sa matérialité . On peut voir là peut être l’amorce d’une mise en abîme en même temps qu’un clin d’œil à l’idéalisme de mes premières structures ; c’est là, au fond, une idée aussi ancienne que Platon.

 

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